Serge Charchoune
1888 - 1975

Portrait de Serge Charchoune par Jean-François Bauret, 1959

Parler de Charchoune à partir de 1945, c’est amputer son œuvre de jalons essentiels qui le révèlent très tôt en possession d’un langage plastique très personnel, ne se laissant à aucun moment « dévorer » par les courants avant-gardistes au centre desquels on le retrouve dès ses débuts : « Ma nature slave faite de curiosité insatiable voulait que je me jette littéralement vers l’art le plus avancé, la poésie et les idées les plus avancées, vers tout ce qui était le dernier cri » (entretien avec Pierre Brisset, in Le Petit Bonhomme, mars 1987, à l’occasion de l’hommage au musée de Pontoise). Refusant toute compromission et n’accordant aucune concession, il est déjà lui-même : solitaire, secret et silencieux, à l’image de sa peinture. Célibataire-né, il se consacre à son art, véritable sacerdoce qui va lui faire accepter, avec indifférence serait-on enclin de dire, une misère qu’il subit pendant de longues années : « Je suis passif avec beaucoup de volonté », avoue-t-il, mais avec une grande dignité. Dix ans « chômeur intellectuel », il vit avant la dernière guerre dans des chambres de bonne sans feu ni lumière, ne peignant que de petites toiles et souvent, faute d’argent, dessinant sur des morceaux de papier. L’oubli dans lequel le laissent les milieux artistiques parisiens n’aliène en rien la conviction de sa vocation et la foi en son œuvre. De sa nature slave, il a profondément ancré en lui ce goût de la liberté. À quinze ans, et en dépit de la désapprobation familiale, il opte pour la peinture longtemps en balance avec la poésie qu’il pratiquera en « anarchiste littéraire » suivant son expression. Tout au long de sa vie, Charchoune va écrire, composant jeune homme des aphorismes, des petits poèmes, dans lesquels pointe déjà l’esprit Dada, puis des écrits dont la plupart restent à traduire. « Je me libère, je me défoule en écrivant. La littérature est pour moi une soupape » confie-t-il (La Soupape, titre de son Journal qu’il rédige en russe de 1958 à 1969).

“ J’étais et je suis resté un homme de la nature, mais j’étais né aussi un homme des arts, et ces trois éléments, la forêt, la rivière, la musique, devinrent très vite pour moi une harmonie picturale que je cherchais à rendre sur le papier. ”

C’est donc naturellement qu’il se présente aux Beaux-Arts de Kazan, mais il est refusé. « Je dessinais très mal. J’ai toujours détesté dessiner. Le dessin et la peinture sont à mes yeux les plus grands ennemis » (op. cit.). Ses paysages sont alors « lyriques », « faits d’après nature », de cette nature généreuse des rives de la Volga où il a passé son enfance. Toute sa peinture future y plonge ses racines comme elle est imprégnée de la musique, pratiquée en famille et dont il a gardé la nostalgie. La musique expression de l’âme, miroir de la nature, fluide comme l’eau sans la vue de laquelle il ne peut vivre. « Incapable de créer avec préméditation », il reconnaît devoir tout à son « primitivisme naturel ». Son œuvre se bâtit par étapes qui, vues dans leur continuité, offrent une cohérence nous restituant la rigueur de sa démarche picturale. En 1909, il est à Moscou où il découvre l’avant-garde, Van Gogh, Gauguin, les fauves, les cubistes et Rimbaud. Appelé pour faire son service militaire, il déserte, se retrouve à Paris en 1912 où il travaille à l’académie cubiste « La Palette » aux côtés de Metzinger et Le Fauconnier. En 1914, il est à Barcelone où il découvre le pré-dadaïsme avec la revue 391 que Picabia vient de lancer et s’enthousiasme pour les azulejos, l’art mozarabe sous l’influence duquel il crée son concept du « cubisme ornemental ». En 1919, il retrouve Montparnasse, se rallie au mouvement Dada et fait la connaissance de Picabia par l’intermédiaire de Tristan Tzara. En Allemagne (1922 à Berlin), il s’intéresse aux expériences de Schwitters. Nombreuses publications à cette époque dans des revues. Il est de retour à Paris en 1923. En 1925, il renoue avec l’anthroposophie de Rudolf Steiner, principe de pensée qui marque tout son œuvre et sa personnalité.

Grâce à André Salmon qui préface son exposition galerie Percier en 1929, auquel il dit devoir sa carrière de peintre, et à Waldemar George, Charchoune rencontre Jeanne Bucher qui l’expose en 1926.

Composition puriste,1927
Huile sur toile
80 x 100 cm
Cubisme ornemental n° 10, 1922
Huile sur panneau
34 x 24 cm

En 1927, Nadia Léger lui présente Ozenfant dont il subit momentanément l’influence puriste. Ce dernier préface son exposition galerie Aubier.

Il délaisse le purisme pour des séries dans lesquelles réapparaît une inspiration dadaïste : Les Paysages élastiques et L’Impressionnisme ornemental (1929-1931). Charchoune a trouvé sa voie. Un caractère mystique commence à poindre dans ses œuvres et s’affirme lors d’une période de misère correspondant à la grande crise économique (1932-1942). En 1942, il obtient un atelier cité Falguière où il vivra jusqu’en 1960.

En 1944, Edwin W. Livengood lui propose son premier contrat et en 1945, Charchoune entre à la galerie Raymond Creuze qui va l’exposer pendant douze ans : en 1944 (de 1946 à 1948, l’objet violon devient un nouveau support à son expression et préfigure la série musicale), 1947, 1948 « Peintures de 1926 à 1931 », 1949 « Cycle marin » avec la réapparition de la couleur, 1951 « Œuvres récentes », 1952 « Charchoune, Venise », 1956 « Œuvres récentes ».

De 1954 à 1955, il s’inspire de Kafka pour réaliser sa série des Métamorphoses. Auditeur assidu des concerts Colonne depuis 1912, ce n’est qu’à partir de 1956 que la musique devient l’unique support de sa création : Bach, Mozart, Beethoven, Tchaïkovski, parmi d’autres compositeurs, lui offrent son « ravitaillement ». Volontairement, il efface progressivement de sa palette les explosions colorées précédentes, privilégiant les camaïeux, ocres, les monochromies parfois austères et les variations blanches desquelles surgissent des courbes, des signes, des sillons dont l’ondulation de gauche à droite rappelle les liens qui unissent l’eau à la musique. Ainsi parvient-il à un dépouillement, d’où l’expression, la spiritualité surgissent de la matière sensuelle et riche. « La musique me donne le thème. En écoutant la musique, je vois la peinture les yeux fermés, comme un filon coloré qui se déroule, je la vois d’abord avec des couleurs primitives et mon tableau est commencé très coloré. J’écoute et fais des traces télépathiques sur la toile. Ça devient ornemental. Je commence à cracher de la couleur et ça devient très décoratif, très coloré » (entretien avec Michel Ragon, Jardin des arts, septembre 1966). Cette impatience et cette volonté de traduire sur la toile les impressions ressenties lors de l’audition l’amènent à structurer sa composition à partir d’une juxtaposition raffinée de touches dans un souci de synthèse qu’il atteint avec cet ensemble d’œuvres. Aucunement abstraites, ce sont de larges plages de peinture pure, à la fois lumineuses et sonores. Peinture à savourer, à méditer dont le succès a toujours été confidentiel auprès du public, alors que ses confrères lui témoignent leur admiration. Jacques Villon : « Je me réjouis d’aller bientôt communier avec votre art dépouillé » (1941). Nicolas de Staël contemple chaque jour la petite toile accrochée dans sa chambre. Hosiasson : « Que dire de Charchoune qui ne cherche que l’indicible… ? La couleur — quand il en fait usage — se vide de toute résonnance : sa peinture est chuchotement inspiré… Qui l’a perçu ne saurait l’oublier… » (1957). Et Picasso : « Pour moi, il y a deux peintres : Juan Gris et Charchoune. » Cependant ce sont les adjectifs « oublié », « méconnu », « ignoré » qui reviennent sous la plume des plus grands écrivains et critiques : Philippe Soupault, Alain Jouffroy, Charles Estienne, Gaston Diehl, Pierre Schneider… Et pourtant les expositions se multiplient ! Qu’importe d’ailleurs la gloire à celui qui dit : « J’étais et je suis resté un homme de la nature, mais j’étais né aussi un homme des arts, et ces trois éléments, la forêt, la rivière, la musique, devinrent très vite pour moi une harmonie picturale que je cherchais à rendre sur le papier » (op. cit.).

Expositions à Paris en 1957, galerie J.-C. de Chaudun (catalogue) et galerie Dina Vierny.

1958, galerie Michel Warren, préface Patrick Waldberg. 1960, galerie Henri Bénézit, galerie Georges Bongers et galerie Jacques Péron.

1961, galerie Cahiers d’Art.

Georges Bongers le présente encore en 1966-1967.

1970, galerie Jean-Louis Roque, préface de Pierre Brisset, et 1971, quand il expose des gouaches.

Il a illustré plusieurs œuvres littéraires.

1970-1971, première rétrospective au musée Saint-Denis à Reims suivie par celle du Musée national d’art moderne en 1971 (catalogue Archives de l’art contemporain, n° 18, préface Jean Leymarie et nombreux textes).

1974, galerie de Seine, « Charchoune, harmonies blanches 1924-1974 ». Catalogue, préface Alain Bosquet, documentation René Guerra.

À l’étranger, il a exposé à New York (1960), en Allemagne, en Italie, à Genève, au Luxembourg.

Parmi les principales expositions collectives : 1948, Boulogne-sur-Mer, « École de Paris ». 1951, Turin, Palazzo Belle Arti, « Peinture d’aujourd’hui : France-Italie ». 1952, Montréal, Librairie Hachette, « L’École de Paris ». 1956, musée de Grenoble, « Dix ans de peinture française 1945-1955 ». 1957, galerie R. Creuze, « Cinquante ans de peinture abstraite ». Musée de Saint-Étienne, « Art abstrait ». 1963, Strasbourg, château des Rohan, « La Grande Aventure de l’art du xxe siècle ».

Il participe au Salon Comparaisons de 1956 à 1961, au Salon de mai depuis 1960 et aux Réalités Nouvelles en 1956 avec la 7e symphonie de Beethoven, en 1957 avec Concerto pour piano de Tchaïkovski et de 1958 à 1963. Hommage en 1976.

1980-1981, « S. Charchoune, peintures de 1913 à 1965 », musée de l’Abbaye Sainte-Croix, Les Sables-d’Olonne. Catalogue, Cahiers de l’abbaye, n° 39, Henri-Claude Cousseau, Michel Seuphor.

1981, « S. Charchoune œuvres 1913-1975 », galerie des Ponchettes, Nice. Catalogue, texte Michel Seuphor.

1988, « Charchoune œuvres de 1913 à 1974 », galerie Fanny Guillon Laffaille, Paris. Catalogue, texte Patricia Delettre. Biographie, bibliographie.

1989, « Charchoune », Centre culturel de la Somme et musée départemental de l’Abbaye de Saint-Riquier. Catalogue P. Delettre.

Musées : Alès, Charleville, Dijon, Grenoble, Les Sables-d’Olonne, Nice, Paris au Musée national d’art moderne, au Centre Georges Pompidou et à la Ville de Paris, Pontoise, Reims, Roanne, Saint-Étienne, Strasbourg, Villefranche-sur-Mer, Villeneuve-d’Ascq, et à l’étranger.

Raymond Creuze : Charchoune, Éditions R. Creuze, Paris, 1975-1976, 2 vol. Catalogue raisonné des peintures en préparation par Patricia Delettre.

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