Maurice Estève
1904 - 2001

Portrait de Maurice Estève par Jean-François Bauret, 1960

Estève s’impose comme l’un des meilleurs représentants de la première génération d’artistes qui s’orientèrent, après la Seconde Guerre mondiale, vers la non-figuration avec Bissière, Bazaine, Manessier, Singier, Le Moal…

Élevé à la campagne par ses grands-parents paysans, il gardera de son enfance terrienne des souvenirs qui vont nourrir son œuvre futur. En 1913, il a neuf ans lorsqu’il rejoint ses parents à Paris : son père est cordonnier et sa mère modéliste. Il découvre seul le Louvre et c’est l’éblouissement décisif : Corot, Delacroix, Chardin, Courbet le fascinent et surtout La Bataille de San Romano de Paolo Uccello dont une reproduction orne encore aujourd’hui son atelier. Après la guerre de 1914, qu’il passe à Culan, il est de nouveau à Paris. Son père s’opposant à sa vocation le place comme apprenti dans une fabrique de meubles. Avec une aisance confirmée, il commence à peindre. En 1923 il passe une année à Barcelone comme dessinateur de tissus et se familiarise avec l’art catalan. À son retour et malgré les difficultés matérielles qui persisteront pendant des années, il s’adonne à sa vocation. Il fréquente les académies libres de Montparnasse (Colarossi à la Grande Chaumière), mais se forme surtout seul à partir de l’étude de ceux qu’il appelle les Primitifs : Poussin, Fouquet et Cézanne. « Cézanne est le peintre qui m’a toujours réconforté. Il me donne envie de peindre. Il indique des possibilités infinies d’évolution, donne confiance, ouvre des horizons ; c’est un encouragement passionné, permanent. Et puis quelle sincérité chez lui ! Une de ses grandeurs provient sans doute de ce qu’il lui était impossible de tricher… Chacun de ses gestes sur l’œuvre répond à un besoin absolu, profond, impérieux et vital. Un saint de la peinture » (Estève, Zodiaque, avril 1979). Il peint alors des paysages, des natures mortes, des intérieurs et quelques portraits, dans un naturalisme malmené ensuite par des tentations fauves, pointillistes, voire surréalistes. C’est autour de 1929 qu’il subit l’influence de Fernand Léger dont la stylistique cubiste le décide à abandonner l’illusionnisme de la peinture traditionnelle au profit d’une voie purement plastique et inventive. C’est le thème du Couple, traduit à partir de plans échelonnés, faisant intervenir l’arabesque sur une surface plane animée de couleurs vives.

“ Je ne me sers jamais d’esquisse, je peins directement sur la toile, sans dessin préalable. La couleur s’organise en même temps que les formes. Tout se cherche dans le format en chantier… Chaque œuvre est une suite de métamorphoses… ”

Il débute aux Surindépendants où il exposera jusqu’en 1938.

Sa première exposition a lieu en 1930 galerie Yvangot et retient l’attention de Maurice Raynal, l’historien du cubisme. En 1933, en réaction contre la stylisation plane précédente, il peint directement des formes-couleurs dominées par le vert mais orchestrées par les jeux d’ombre et de lumière. Vers 1935 on note l’importance des lignes en spirales sur des fonds transparents, avec des dominantes de bleus et de rouges. 1936, « une brève crise expressionniste » (conséquence de la guerre d’Espagne qui ravive ses souvenirs catalans) et « l’expressionnisme se mue en primitivisme hiératique » (Jean Leymarie, in préface catalogue Estève, Grand-Palais, Paris, 1986). En 1937, Robert Delaunay, chargé avec sa femme Sonia de la décoration des pavillons de l’aviation et des chemins de fer pour l’Exposition universelle de Paris, lui demande son aide. Période des tableaux d’intimité, d’une remarquable maîtrise dans la synthèse de la composition où figures et objets se répondent.

Juste avant la guerre, il installe son atelier à Montmartre, rue Lepic, et puise ses sujets dans la réalité domestique. Dans sa toile Hommage à Cézanne (1942), véritable hymne à la couleur, il célèbre la nature morte. Son tableau participe à l’exposition « Hommage aux Anciens » à la galerie de Friedland, qui le réunit à Lapicque, Bazaine, Gischia, Tal Coat, Pignon. La même année, il expose en groupe galerie Berri-Raspail pour « Les étapes du nouvel art contemporain » et à la galerie Saint-Germain-des-Prés avec Desnoyer, Latapie, Rouault, Villon.

 
Trigourrec, 1972
Huile sur toile
146 x 97 cm
Vermuse, 1958
Huile sur toile
100 x 81 cm

En 1943, il expose galerie de France avec le groupe « Douze peintres d’aujourd’hui » et dans celui des « Cinq peintres d’aujourd’hui » en compagnie de Borès, Beaudin, Gischia et Pignon. Il participe de 1941 à 1944 au Salon d’automne qu’il délaissera ensuite.

Un contrat d’exclusivité avec la galerie Louis Carré (1942-1949) lui permet de se consacrer à la peinture avec une totale liberté. Cette période est dominée par deux influences : les peintures romanes et surtout celle de Bonnard et sa féerie lumineuse et colorée. Il revient au paysage, abandonné depuis 1934, et le peint de mémoire ou d’imagination. Il joue sur un réseau linéaire et chromatique dans une simultanéité de touches vibrantes ouvertes sur l’espace.

En 1945, il expose avec Bazaine et Lapicque galerie Carré (catalogue avec une étude de Jean Lescure, « Estève ou les chemins silencieux de la réalité »).

Puis en 1948, la galerie organise la première exposition qu’elle consacra au peintre : « Trente peintures », 1935-1938, 1941-1947, avant de le présenter de nouveau en 1965 avec « Vingt-quatre peintures », 1935-1947.

L’école française contemporaine compte désormais avec Estève qui expose très vite à l’étranger : 1946, Stedelijk Museum d’Amsterdam avec Bazaine et Lapicque, puis en 1947 le même groupe est accueilli à Copenhague, puis à Stockholm (où il a déjà exposé en 1937, invité par la Galerie franco-suédoise sur le conseil de Braque, avec celui-ci Picasso, Léger, Gris et Matisse).

De cette époque date l’intérêt porté par les Scandinaves pour les œuvres d’Estève qui exposera régulièrement en groupe ou individuellement : citons dès à présent ses expositions personnelles à Copenhague, Statens Museum for Kunst de 1956, à Stockholm, Svensk-Franska Konstgalleriet en 1956, Copenhague, Statens Museum for Kunst, avec 159 peintures, catalogue de L. Rostrop Boyesen en 1961, Oslo, Kunstnernes, 150 peintures, catalogue de A. J. Aas et R. Revold, 1961.

De 1947 à 1950, il réintègre la figure humaine : c’est l’admirable série des Métiers. Avec ce cycle, il insiste sur l’accord profond existant entre l’artisan et son outil à partir d’une grille compartimentée où spirales et lignes s’ordonnent dans la lumière d’une palette dont les couleurs vives dynamisent la composition. Vingt tableaux sont peints, célébrant Le Peintre, Le Sculpteur (1947, Donation Estève, ville de Bourges), Le Photographe, Le Souffleur de verre, Le Tisserand (1948), Le Faucheur (1949)… Cela l’amène à cette époque à se déclarer fabricant de tableaux et non artiste. « Les métiers me fascinent. C’est dans ce qui sort de la main que je trouve les plus grandes, les plus hautes sources d’émerveillement » (op. cit.). Ses toiles progressent vers une autonomie de la forme et son Hommage à Fouquet (1952, collection particulière) apparaît comme une œuvre charnière. Maîtrisant parfaitement sa palette et abandonnant toute référence au monde extérieur, il crée son propre univers et s’achemine vers la peinture pure, en acceptant les exigences plastiques qui seules auront priorité. Sans renier l’exemple des anciens, « les racines dans le passé de la peinture travaillent aussi dans son devenir », il souhaite « découvrir un ordre sortant de ma nature » (op. cit.) pour être maître de sa création totale selon l’expression de Poussin. Entre 1952 et 1954, il expérimente son nouveau langage avec une suite de toiles évoquant le Moyen Âge, ses tournois avec ses emblèmes, les fêtes populaires mettant en scène des bêtes légendaires : c’est Trophée, Tournoi, Tarasque, Trouvère (collection particulière). D’autres titres évoquent l’univers islamique, monde du récit, de la couleur et de l’abstraction par excellence. Dans ces toiles, les faisceaux de signes colorés s’interpénètrent ou s’affrontent dans un parfait équilibre des formes et des couleurs. Sur sa façon de travailler, Estève précise : « Je ne me sers jamais d’esquisse, je peins directement sur la toile, sans dessin préalable. La couleur s’organise en même temps que les formes. Tout se cherche dans le format en chantier… Chaque œuvre est une suite de métamorphoses… En vérité une toile est pour moi une somme de reprises incessantes qui dure jusqu’à ce que je me trouve devant un organisme que je sens vivant. Seule ma sensibilité peut me dire si j’ai atteint ou non cette reconnaissance… Une des choses qui me caractérise le plus est qu’il n’y a pas chez moi d’image préétablie ; pas de forme que je souhaite obtenir a priori sur une toile. Au moment même où je peins, il s’opère un échange, une conversation s’établit entre moi et le tableau au fur et à mesure que celui-ci s’organise… N’ayant plus le spectacle de la nature sous les yeux, ni son souvenir, je me trouve en face de l’art, d’une réalité, d’un objet qui a grandi et qui est plus tyrannique encore qu’un sujet, mais en même temps plus souple, obstiné et ouvert » (op. cit.).

Chez Estève, le temps est un facteur déterminant. Il parle de conversation entretenue avec une œuvre. Il la travaille une heure, puis la laisse, l’oublie, la reprend. Les séances sont nombreuses, jusqu’au jour où « regardant le travail que j’ai fait, je vois qu’en lui quelque chose m’a été offert » (op. cit.).

En 1955, il s’installe dans le quartier du Luxembourg et retourne en Berry auquel il est fidèle depuis chaque été. Il y retrouve ses racines dans une communion avec ses aïeux : « Je les sens vivre en moi et je me sens vivre en eux » (op. cit.).

Il y pratique surtout l’aquarelle, le dessin et le collage pour lesquels on observe une mutation identique à celle de la peinture. « Dans l’aquarelle, il y a la transparence de la couleur véhiculée par l’eau laissant parfois apparaître le papier […] et je reprends les parties qui ne me satisfont pas. Je travaille avec l’aquarelle comme je travaille avec l’huile longtemps et par périodes » (op. cit.). Les formes-couleurs s’ordonnent naturellement, laissant son rôle au hasard. Fluidité des couleurs et fermeté des formes s’équilibrent dans une parfaite modulation chromatique. Il travaille beaucoup avec l’éponge.

Présentes dans toutes les expositions personnelles, les aquarelles font l’objet d’une présentation séparée à Paris, galerie Villand-Galanis en 1956 (30 aquarelles et 20 dessins), 1958 (catalogue avec poème d’André Frénaud) et en 1963 (34 aquarelles 1960-1962, catalogue, préface de G. Borgeaud), puis à Cologne galerie Dom (aquarelles 1956-1962), 1963. Suivies par celles en 1973 de Paris galerie Claude Bernard (42 aquarelles 1957-1972) et Zurich (préface Dora Vallier), en 1978 Fiac (1952-1974) et 1986 Tokyo (1950-1986).

Pour le dessin, il choisit après 1941 le fusain, plus apte à l’estompe, au grattage et qui lui permet de jouer avec toutes les nuances de gris et de noir, parfois rehaussés de jaune et de bleu. En 1960, la galerie Villand-Galanis présente 100 dessins de 1920 à 1954. En même temps paraît un album préfacé par Frank Elgar. Puis la galerie Claude Bernard expose en 1972 60 dessins de 1960 à 1971 (catalogue, préface J. Laurent) et en 1984 50 fusains et crayons de couleurs 1970-1983 (préface de Y. Peyré). Dans cette technique, il se montre l’héritier de Seurat. Enfin le collage, dont les premiers essais remontent à 1950 avec des reprises en 1956, 1957 et 1964. Les deux phases importantes se situent en 1965 et 1968, suivies de nouvelles séries en 1971 et 1973. 1969, 69 collages de 1950 à 1968 présentés à la galerie Nathan, Zurich (préface P. Francastel).

Avec les années, son œuvre gagne en grandeur. La rigueur de la composition et la robustesse des formes s’allient à une souplesse de plus en plus affirmée des couleurs. Celles-ci exaltent les tons fondamentaux au point que l’on a parlé de la sonorité de sa palette qui fait intervenir en contrepoint le blanc et le noir. Cette saturation des rouges, des bleus soutenus, des verts, des jaunes provoque la lumière, inséparable de la forme. Dans un espace démultiplié, les vibrations lumineuses suggèrent la profondeur dans une œuvre bidimensionnelle. La verve, le caractère ludique et l’imagination, inhérents à sa création, se retrouvent jusque dans ses titres, donnés après, en se référant au caractère visuel du tableau.

Ses expositions particulières sont peu nombreuses en dehors de celles déjà citées : 1954 Lille, galerie Henri Dupont (11 peintures, 15 aquarelles) et en 1957 (6 peintures, aquarelles et dessins) ; première exposition à Paris galerie Galanis en 1955, 30 peintures de 1948 à 1954 ; devenue la galerie Villand-Galanis, elle présente en 1961 34 peintures 1956 à 1960 (catalogue, préface de J.-P. Raus). Citons celles de la galerie Benador à Genève en 1957 (aquarelles et dessins, catalogue J. E. Muller) et en 1960 (27 dessins 1926 à 1959).

En 1957, Estève réalise des vitraux pour l’église de Berlincourt (Jura suisse). Il pratique la lithographie : la première en couleurs est publiée en 1951 à l’atelier Clot, d’autres sont réalisées en 1954 à l’atelier Desjobert, puis à partir de 1955 à l’atelier Fernand Mourlot. Un ensemble daté entre 1952 et 1969 est exposé à Privas en 1971. Enfin on lui doit des cartons de tapisseries (les premiers en 1963) tissées par la Maison Pinton à Felletin.

Dès 1961 a lieu la première rétrospective à la Kunsthalle de Bâle (catalogue A. Rüdlinger et J. E. Muller), accueillie ensuite à Düsseldorf, Kunsthalle (catalogue K. H. Hering et J.-L. Ferrier), Copenhague (catalogue L. Rostrop Boyesen) et à Oslo, Kunsternes Hus (catalogue A. J. Aas et R. Revold).

Depuis, Estève a régulièrement des expositions à Paris — il expose chez Claude Bernard depuis 1972 —, en province, en Suisse, au Danemark, au Luxembourg et récemment au Japon.

Parmi les très nombreuses expositions collectives, nous citerons : 1949, « La Nouvelle Peinture française », musée du Luxembourg, 1950, « Le Cabinet d’un amateur d’aujourd’hui », galerie de France, Paris, galerie Denise René, « Quelques aspects de l’art d’aujourd’hui », et en 1951 et 1953. 1951, « École de Paris 1900-1950 », Londres, Royal Academy, « Peintres parisiens de la deuxième génération », Kunsthalle, Bâle. 1952, « Peintres de l’école de Paris », Edinburgh Arts Council, « Tendances actuelles de l’école de Paris », Bâle, Kunsthalle, préface Ch. Estienne, « La Nouvelle École de Paris », galerie de Babylone, Paris, organisée par Ch. Estienne. 1954, « Tendances actuelles de l’art français », Ostende, Kursaal, « Aspects of Contemporary French Painting », Londres, Parsons Gallery. 1955, « Peintres d’aujourd’hui », Turin. 1957, « Beaudin, Estève, Tal Coat », Milan, Centre français, « Pérennité de l’art français », Genève, musée de l’Athénée. 1959, « Peintres d’aujourd’hui », musée de Grenoble. 1964, « Bilan international de la peinture depuis 1950 », Bâle Kunsthalle, préface d’A. Rüdlinger.

Participe au Salon de mai en 1950-1952 avec Paris a 2000 ans, en 1953-1954-1955 avec Jazz équestre.

Biennale de Venise en 1954. Dokumenta II, Kassel, 1959. Invité à « L’École de Paris », galerie Charpentier, de 1954 à 1958 et en 1960.

1970, reçoit le grand prix national des Arts.

1981, « Rétrospective 1950-1980 », musée Cantini, Marseille, musée du Luxembourg et musée de Metz. Catalogue, préface M. Le Bot.

1983, « Proposition pour une rétrospective », Maison de la culture de Bourges et musée Bertrand à Châteauroux. Catalogue, préface Dora Vallier.

1986, rétrospective, Paris, Grand-Palais. Catalogue Jean Leymarie et un texte d’Yves Peyré « À la pointe extrême de la durée ». Bibliographie complète. Présentée ensuite à Oslo et à Tübingen.

Récentes expositions galerie Tendances à Paris en 1985, 1986, 1988 (préface Robert Marteau) et 1989. Catalogues.

1990, « Estève, peintures récentes », galerie Carré, Paris. Catalogue, texte François Chapon. Dès 1982, Estève souhaite faire don d’un grand nombre d’œuvres. Une association est créée. La donation est acceptée en 1985 et accueillie par la Ville de Bourges qui présente l’ensemble des œuvres dans l’hôtel des Échevins. Le musée Estève est inauguré à l’automne 1987. Catalogue.

De nombreux musées conservent ses œuvres parmi lesquels Paris, musée d’Art moderne, Centre G. Pompidou, Petit-Palais, Lille, Châteauroux, Colmar, Dunkerque, Grenoble, Le Havre, Marseille, Metz, Stockholm, Göteborg, Lausanne, Pittsburgh, Bruxelles, Luxembourg, New York, Londres, Copenhague, Liège, Oslo, Ottawa, Sydney.

  1. Francastel, Estève. Éditions Galanis, Paris, 1956.
  • J.E. Muller, Estève. Hazan, Peintres d’aujourd’hui, Paris, 1961.
  • Dora Vallier, Estève et le dessin. NRF, Paris, juillet 1972.
  • « Hommage à Estève », xxe Siècle, numéro spécial, Paris, 1975.
  • Monique Prudhomme, « Estève, Hans Mœstrup ». Catalogue de l’œuvre gravé d’Estève (introduction Dora Vallier), Éditions Forgalet Cordelia, Copenhague, 1986.
  • Monique Prudhomme-Estève, « Estève ». Catalogue musée Estève. Donation de Monique et Maurice Estève à la Ville de Bourges. 1990. Bibliographie complète.

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