Roger-Edgar GILLET
1924 - 2004

Portrait de Roger-Edgar Gillet par Denise Colomb, 1960

L’itinéraire pictural de Gillet s’articule sur des périodes très diversifiées qui l’ont souvent tenu isolé volontairement de la scène parisienne. Bien que se rattachant, à ses débuts, au courant informel aux côtés de Michel Tapié et de Charles Estienne auprès desquels il vit les vives polémiques suscitées par leurs expositions, il a affirmé très tôt son goût pour une liberté expressive et a toujours refusé de s’inféoder par la suite au moindre mouvement. D’où son retour à la figuration subjective vers les années 60 qui le situe alors en marge des tendances à la mode. Gillet poursuit une œuvre personnelle où le travail de la matière fait surgir d’un trait mordant des formes ardentes dont l’expressionisme n’est qu’apparent. Les sujets se prêtent à une écriture féroce que viennent obliquer les songes, l’ironie, mais aussi l’humour.

Élève à l’École Boulle de 1939 à 1944 où il acquiert de solides notions techniques et le goût du beau travail, il fréquente l’atelier de Brianchon aux Arts décoratifs. Après les années sombres, la vie reprend ses droits. Des galeries s’ouvrent qui font découvrir des peintres qui ont nom Wols, Dubuffet, Fautrier, Poliakoff, Tobey, Michaux, et déjà Saint-Germain-des-Prés devient le fief des nouveaux créateurs. Gillet loge avec quelques copains dans un vieil atelier à la halle aux cuirs (repris ensuite par Corneille et Appel). Il est présent aux obsèques d’Antonin Artaud (1948), et assiste à une conférence sur Picasso faite par l’abbé Morel qui dégénère en émeute: il se retrouve au poste. Bientôt, il devient Roger Edgar, ainsi baptisé par Michel de Ré qui lui trouve une ressemblance avec Edgar Poe. Participant à une exposition de groupe galerie Mai, il retrouve celle qui va devenir sa femme en 1950, Thérèse, rencontrée deux ans plus tôt chez Nina Dausset pour une exposition Wols. De cette période, on ne connaît rien de Gillet qui dit avoir peint alors «à la Bonnard». Professeur à I‘Académie Julian de 1946 à 1948, il exerce les métiers de décorateur de théâtre et d’architecte.

“ Sa peinture procède à un éclatement des graphismes et des formes, si elle se zèbre parfois de traînée de couleur ou se ponctue de jetée de taches, cette peinture entend se découvrir et rendre apparents une structure et un ordre... qu'elle n'effacera pas... ”

Avec la nouvelle génération, la décennie s’ouvre sur l’enthousiasme, l’amitié, l’émulation, les audaces, enfin un immense désir de créer. Le couple vit dans une chambre de bonne et cohabite souvent avec les Ronet (Maurice et Simone, qui après leur rupture deviendra Maria Pacôme), de vieux amis complices dans ce Saint-Germain d’après-guerre qu’ils fréquentent assidûment. On les retrouve tous deux à l’affiche du film de Jacques Becker « Rendez-vous de juillet » (1949). Peintres et comédiens (Maurice Ronet délaissera vite la peinture), ils figurent tous les deux dans l’ouvrage de Michel Tapié Un art autre où il s’agit de nouveaux dévidages du Réel qui paraît en 1952 et auquel répond l’exposition en décembre, au titre identique, Studio Facchetti : Gillet y est représenté par trois œuvres dont Proposition de l’Ignoble (1952) et La Grande Chouette (1952), et Ronet par une toile, Sainte Face (1952).

En juin Gillet avait participé au groupe présenté toujours Studio Facchetti par M. Tapié sous le titre « Signifiants de l’informel» avec Bryen, Donati, Ph. Martin, ·Mathieu, Pollock, Riopelle, Serpan, deuxième volet d’une manifestation inaugurée en novembre 1951. C’est dans son logement réduit que Gillet peint sur de grands formats des sortes d’oiseaux mystiques avec une matière à base de sable, de colle de peau, de cailloux sur des toiles achetées au Prisunic. Là il recevra un jour la visite de Pierre Loeb qui exposera deux de ses tableaux dans sa galerie et surtout celles de Facchetti et de Michel Tapié qui ont débouché sur sa participation aux expositions précitées. Michel Tapié dont l’appartement du quai Voltaire offre pêle-mêle ceux que ce découvreur a fait connaître sous le terme «d’art informel», amalgamés aux tableaux de son grand­oncle, Toulouse-Lautrec, à ses collections d’estampes japonaises, à Braque, Dali … C’est dans ce lieu que le débutant fait la connaissance de Bryen. Les Gillet fréquentent la galerie de France (qui a fusionné avec la galerie Caputo en 1951) où ils admirent et découvrent Manessier, Singier, Le Moal, Soulages, Pignon, Tal Coat, Gischia, Prassinos, Lagrange, Lapicque, Estève. Ils se lient avec les Jaguer, petits industriels qui mettent leurs économies dans l’édition d’une revue, «Phases», et l’organisation d’expositions, notamment celles portant le même titre et que Jaguer présente au Studio Facchetti en 1954, puis dans sa propre galerie, la galerie Creuze où il organisera l’année suivante «Phases de l’art contemporain» où figurent des toiles de Gillet. Là, le peintre rencontre Bachelard, le Prince Igor alias Igor Troubeskoy.

Les Juges, 1977
Huile sur toile
200 x 300 cm

En 1953 Gillet présente sa première exposition particulière dans une galerie récemment ouverte rue des Beaux-Arts par un photographe, John Craven. M. Tapié qui présente à la galerie Facchetti «Un art autre» dédie son exposition à «R.E. Gillet, cet art autre, qu’ensemble nous faisons devenir»; celle-ci est accueillie après à Cortina (Italie).
Lille pour «Signifiants de l’informel». Chez Craven les toiles ne passent pas inaperçues. On peut lire sous la plume de Guy Marester: «Sa peinture procède à un éclatement des graphismes et des formes, si elle se zèbre parfois de traînée de couleur ou se ponctue de jetée de taches, cette peinture entend se découvrir et rendre apparents une structure et un ordre… qu’elle n’effacera pas … » (in «Combat» 3 novembre 1953).

Raymond Herbet de la galerie de France revient avec Gildo Caputo, John Trouillard achète une toile et par la suite introduira en Belgique les meilleures toiles de Gillet qui figureront avec le groupe Cobra.

En 1954, Gillet participe à l’exposition «Individualités d’aujourd’hui» organisée par M. Tapié galerie Rive Droite. Enfin il y a la visite d’un homme à l’allure de marin, c’est le poète et critique Charles Estienne avec lequel Gillet scelle les fondements d’une durable amitié. Sur le même terrain, Tapié et Estienne sont rivaux et les prises de position de chacun sont divergentes. Ils s’affrontent dans des joutes épistolaires tous les lundis dans les colonnes de «Combat».

Gillet participe au deuxième Salon d’Octobre en 1953 galerie Craven, et tous les protagonistes se retrouvent autour d’Estienne au petit restaurant Poussineau rue des Beaux-Arts. La même année Estienne écrit un texte qui est celui qui figurera dans le livre intitulé « Seize jeunes peintres de l’Ecole de Paris», dans la collection du Musée de Poche édité en 1956. « …Le style de sa peinture, sa qualité et je dirai même son odeur spirituelle, tiennent en cette approche, tantôt obscure, tantôt étincelante de cette part la plus mystérieuse en nous, hommes modernes, où un être étrange, obsédé de son propre mythe, n’a pas encore renoncé à trouver les rites et les mots qui donnent le soleil et font reculer la nuit. La peinture de Gillet est le lieu de l’un de ces rites».

En 1955, Estienne réunit sous le titre «Alice in Wonderland» galerie Kléber, Corneille, Degottex, Duvillier, Hantaï, Loubchansky, Tsingos, Gillet entre autres. Manifestations toujours placées sous le signe de la fête. « La bande à Charles» se retrouve souvent chez le marchand Calatchi, boulevard Saint­Germain, où l’on rencontre Poliakoff, Pichette, Atlan, Bryen, Messagier, Deyrolle, Tsingos, Loubchansky et Gillet.

1954 Gillet obtient le Prix Fénéon partagé avec Laubiès, Chambrun et Fleury.

Une exposition est présentée Studio Facchetti à cette occasion. Parmi les membres du jury on relève MM. Aragon, Berne-Joffroy, Besson, Chastel, Fautrier, Paulhan. A la même époque, rencontre de Jean-François Jaeger qui a repris la galerie Jeanne Bucher et lui achète ses premiers tableaux précédant de peu un jeune marchand, Jean Pollak, qui a ouvert en septembre 1952 sa galerie, minuscule, baptisée «Ariel» avenue de Messine. En 1955, Gillet figure dans son groupe «Situation II de la peinture». La même année, trois de ses tableaux figurent à la galerie de France; ils lui font obtenir le Prix Catherwood organisé par la Fondation. Une bourse de voyage lui permet d’aller aux U.S.A. A New York, rencontre Pollock, Varèse.

Seconde exposition particulière en 1956 galerie Ariel, à laquelle il est resté fidèle jusqu’à aujourd’hui où il présente ses œuvres récentes.

En 1959 il expose des gouaches. Ses compositions évoluent vers des structures de plus en plus rigoureuses, dans une matière travaillée et austère, où domine la gamme des ocres et des bruns, et dans lesquelles Georges Boudaille verra des accouplements d’insectes, et Jean Grenier des blasons aux solennelles armoiries. Ce dernier écrit: «Le monde de Gillet est opaque; il n’est pas oppressant. L’organisation même s’apparente à celle des vignettes, culs-de-lampe, frontispices et colophons qui ornent les livres … et qui sont surtout des faisceau à la romaine, des hampes de drapeaux … A cette sorte de motif s’ajoute chez Gillet celui que peut inspirer l’insecte … des coléoptères ou des crabes avec leurs armures et leurs pinces. Les deux catégories se ressem­blent par leur caractère offensif, caractère atténué par la sérénité des tons qui sont assourdis ..» (préface, exposition Gillet, galerie de France 1959).

Pendant cette même période Gillet expose à trois reprises galerie de France, en 1959, en 1961 et en 1963.

Expositions particulières à l’étranger en 1954, galerie La Licorne, Bruxelles; en 1957 Palais des Beaux-Arts, Bruxelles ; 1960 galerie Blu, Milan; 1961 galerie La Bussola, Turin, et galerie Lefebvre, New York; 1962 galerie Moos, Genève, et galerie Birch, Copenhague. À Paris en 1964 la galerie Dina Vierny présente un ensemble de dessins et la galerie Françoise Ledoux des gravures, techniques qu’il a toujours pratiquées parallèlement à l’huile. Le dessin comme support, pour chercher mais aussi aide-mémoire.

1965 nouvelle exposition galerie Ariel préfacée par Ch. Estienne, «Terre d’ombre, ou de la peinture de Gillet». De son retour à l’image depuis 1963, dont témoignent les œuvres exposées, Estienne en parle comme d’une mancie. «C’est «peint traditionnel», je veux dire sui­vant une technique et un emploi du matériau … qui ont cours depuis les Flamands(…) et après? Oui, car c’est bien «après» le choix du matériau que commence l’aventure (…) que l’on aille jusqu’au plus profond du plaisir qui fait accoucher la matière, cette «Mère» au sens faustien, des images dont elle est grosse (…) la mancie me paraît … d’une plus haute teneur en rêve, qui s’attaque directement à la matière pour la faire avouer … C’est là que l’acte plastique se double à s’y méprendre d’un acte presque alchimique puisqu’il n’y est pas question de moins que de faire monter l’informe à la forme … Mais l’abstraction de Gillet n’est pas non figurative et sa figuration n’est pas réaliste (…) « Se dégagent de l’ombre et de la nuit les pâles figures grave­ment immobiles qui habitent le séjour des limbes». Il appelle ses premières figures Saint-Thomas, encore à l’état de larve sor­tie d’un monde des commencements du temps, ou encore Figure voilée parce que les traits disparaissent sous les coups de pinceau. Cette progressive résurrection de la figuration, dans une œuvre qui jusqu’alors avait situé sa liberté au-delà de l’image, renouait avec elle par ce même lyrisme de la matière qui l’avait fondée au départ. Peintre avant tout, Gillet au début des années 60 ne cherche pas la ressemblance. Il fait resurgir un univers de figures balbutiantes comme sorties de l’ombre. Embryons se rattachant à un passé lointain. Un étrange théâtre se met en place où intervient un cortège de silhouettes livides, dans des tons assourdis brutalement éclairés par des lueurs venues d’ailleurs. Pantins qui vont s’individualiser avec les années, laissant filtrer puis exhibant leurs passions, leur folie et leur ridicule. Peinture qui nous engage dans cette dénonciation non dissimulée de l’hypocrisie permanente dans laquelle nous évoluons.

D’où l’apparition des séries: Les nains 1973-1974 (exposition galerie Ariel 1973 catalogue) ; Les villes 1975-197 6; Les bigotes et les juges 1976-1977 (exposition galerie Ariel 1976); Les musiciens 1978- 1979 (exposition galerie Ariel « Gillet et nos portraits», catalogue G. Marester); Les gens d’Eglise 1979; Prisons et Palais (exposition galerie Ariel, 1982). Les mutants 1986 (exposition galerie Ariel, catalogue). Récemment Gillet a présenté ses dernières œuvres chez Ariel en 1988 (catalogue Lucien Curzi), Fiac 1989, Ariel, La marche des oubliés (catalogue) et à Saint-Priest en 1989 Le peuple en marche pour le Bicentenaire de la Révolution française.

Parmi les expositions collectives nombreuses, nous citerons dans les limites de la période du livre : 1954 «Aspect de la peinture contemporaine française» galerie La Licorne, Bruxelles, organisée par John Trouillard. 1955 «Individualité d’oggi» galerie Spazzio, Rome par M. Tapié. 1956 «10 ans d’Art français» Musée de Grenoble. 1957 «Le Petit Format» galerie La Roue ; « Lauréats du Prix Fénéon» Maison de la Pensée française. 1958 «Gillet, Levée, Maryan» aquaruelles galerie de France; « Situation III» galerie Ariel. 1959 exposition itinérante de la peinture contemporaine française en Autriche, Pologne. 1961 «École de Paris» galerie Metropole, Malmo; «Diptyques et triptyques d’artistes contemporains » galerie, Creuzevault, Paris et en 1962. 1962 «Ecole de Paris», Tate Gallery Londres. 1963.

« Vingt-cinq peintres de Paris», Halmstad, Suède, et Umea, et Holland’s Museet. 1964 « Quinze peintres de ma génération», galerie Ariel par J. Pollak, présentés ensuite galerie Birch, Copenhague; «Gillet, Bitran» galerie KB, Oslo; «Quinze peintres de ma génération» galerie L’Atelier, Toulouse. 1965 «Vingt-huit peintres d’aujourd’hui» galerie A. Schoeller, Paris; « Gillet, Jorn, Leroy» galerie Nord-Lille.

Nombreuses expositions de groupe en Europe, et au Japon en 1967 galerie Seibu, Tokyo « Vingt-quatre peintres de Paris» par J. Pollak.

Gillet a participé à deux reprises au groupe «Divergences» à la galerie Arnaud: en 1956 sur le thème «Libertés Disciplines», choix d’Herta Wescher, et en 1957 «Affinités» par M. Ragon, sélection présentée au Festival de l’Art d’avant-garde, Cité Radieuse, Nantes­Rezé où ,Gillet expose L’épouvantail. Invité à «l’Ecole de Paris», galerie Charpentier en 1957 Cube éclaté, 1961 Figure, 1962 et 1963. Prend part régulièrement au Salon de Mai, depuis 1955; membre du Comité, il démissionne en 1970. Salon des Réalités Nouvelles de 1959 à 1964. Biennale de Paris 1957.

Ce goût pour la matière de laquelle, tel un démiurge, il fait surgir des formes convulsives, douloureuses, dont les visages rejoignent l’universel par l’indivi­dualisation de leur appartenance à des types caractériels, ne pouvait que le conduire à la sculpture qu’il pratique avec des qualités égales. La vision cynique du monde qu’il nous transmet ne doit pas occulter cet impératif besoin de peindre qu’est le sien, et l’immense plaisir qu’il y prend indifférent à toute actualité artistique.

1971 Gillet, Vingt ans de peinture. Musée Galliéra Paris.

1978 Gillet, 30 peintures de 1958 à 1962. Galerie Jeanne Bucher, Paris.

1981 Rétrospective Saint-Priest. 1987 Gillet, rétrospective. Centre national des Arts plastiques Paris. Cata­logue. Texte Anne Tronche.

Musées: Paris, Musée national d’Art moderne et Art moderne de la Ville – Lille – Grenoble – Oslo – Bruxelles – Sao Paulo.

R.E. Gillet Monographie. Éd. J.F. Guyot Paris 1980.

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